Bulletin de la sécurité africaine N° 17

Armées africaines : Chaînon manquant des transitions démocratiques

Par Mathurin C. Houngnikpo

22 janvier 2012


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Résumé

L’institutionnalisation des normes démocratiques dans les armées de l’Afrique est souvent à la traîne des progrès réalisés dans les institutions civiles et au sein la société civile. Dans certains cas, des acteurs de la sécurité se sont activement associés aux dirigeants en place qui cherchent à rester au pouvoir, discréditant ainsi le secteur de la sécurité tout en marginalisant rôle qu’il peut jouer lors de transitions politiques. Avec le nombre grandissant d’élections nationales qui sont sujettes à des contrôles de plus en plus stricts, pareils dilemmes continueront à ponctuer le développement politique de l’Afrique.

Points Saillants

  • En Afrique, l’acceptation par l’armée de l’autorité civile est une pièce qui continue de manquer au puzzle de la transition démocratique.
  • Bien qu’elle soit souvent considérée comme une limitation non souhaitée du champ de manœuvre du secteur de la sécurité, la doctrine du contrôle civil démocratique de l’armée renforce la légitimité, les capacités et la performance des forces armées.
  • La mise en œuvre en pratique de cette doctrine exige des parlements africains qu’ils revendiquent et exercent un contrôle et une surveillance plus robustes du secteur de la sécurité.

La guerre est trop grave pour être confiée à des militaires.
—Georges Clemenceau, ancien président du Conseil français

C’est une période difficile pour tout le monde, mais nous pensons qu’il s’agit d’une affaire politique. Nous ne sommes pas des politiques. Nous sommes militaires professionnels et déterminés à le rester. Personne, quoiqu’il arrive, quel que soit l’effort, ne nous y entraînera.
—Abdulrahman Dambazzau, général de division et chef d’état major de l’armée nigériane, en mai 2010, peu après la passation des fonctions et de l’autorité de la présidence nigériane au vice-président Goodluck Jonathan par l’Assemblée nationale, suite au décès du président Umaru Yar’Adua

Entre 2008 et 2010, une vague de coups d’État militaires en Mauritanie, en Guinée, au Niger et à Madagascar ont fait planer le spectre du retour à un régime militaire en Afrique. Si, par la suite, le retour de régimes civils en Guinée et au Niger ont apaisé ces craintes, les preuves de l’influence de l’armée dans la vie politique n’en restent pas moins nombreuses sur l’ensemble du continent. Ainsi,, en Égypte, dans un contexte de transition politique, l’armée tente de préserver son rôle privilégié malgré d’importantes revendications pour une véritable réforme démocratique.

En Côte d’Ivoire, au Togo, en Guinée-Bissau, en Éthiopie, en République centrafricaine, au Tchad, au Soudan, en Angola, au Rwanda et dans de nombreux autres États africains, la démocratisation et la consolidation de réformes politiques ont été fortement entravées par l’ingérence régulière des forces armées dans les affaires politiques et économiques. En Ouganda par exemple, l’armée peut choisir dix députés issus de ses rangs. Dans certains cas, les forces armées opèrent de manière autonome et entretiennent même des intérêts commerciaux qui n’apparaissent pas dans leurs budgets. Ainsi, au Rwanda, une entreprise militaire développe, chete, transforme et d’exporte des cultures agricoles à des fins commerciales.1 En Angola, les militaires participent à la négociation de contrats avec des entreprises étrangères, siègent aux conseils d’administration et sont actionnaires majoritaires dans des sociétés de télécommunications.2

De telles pratiques sont non seulement contre-productives pour la gouvernance démocratique, elles sapent également la stabilité, le développement économique et même les intérêts des membres des forces armées. En effet, quand les militaires contrôlent entièrement l’État, les résultats sont en général catastrophiques. Par example,  le taux annuel de croissance économique au Nigeria et au Mali a été en moyenne 3 % plus bas pendant les périodes de régime militaire. Bien que glorifiés pour leur discipline et leurs prises de décisions rapides, les militaires ont peu d’expérience en matière de création d’emplois, de politique macroéconomique, de santé publique et des nombreux autres défis complexes qui relèvent de la gouvernance. De manière plus générale, les prises de décisions de l’armée sont rigoureusement hiérarchiques et sans appel, alors que dans le domaine public la mise en œuvre des politiques a tendance à être plus efficace quand elle se base sur un processus de délibération consultatif et transparent.

Au-delà de la brutalité des putschs militaires, l’émergence de coups d’État dits « démocratiques » ou « rampants », constitue un fait nouveau, sinistre et de plus en plus courant en Afrique. Dans le premier cas, un coup d’État militaire est suivi d’un retrait tactique permettant la tenue d’élections « remportées » par un ancien militaire récemment à la retraite, ce dont les organisations régionales  et internationales se félicitent. C’est ce qui s’est produit à la suite du coup d’État de 2008 en Mauritanie par le général Mohamed Ould Abdel Aziz. Dans le cadre des coups d’État rampants, en revanche, les dirigeants civils rongent progressivement le pouvoir et l’autorité des législatures, du judiciaire, des groupes de la société civile et d’autres sources d’opposition. C’est le scénario suivi par le président nigérien aujourd’hui destitué Mamadou Tandja. C’est aussi sans doute également celui qui est en cours à Djibouti, au Malawi et ailleurs. La cooptation des dirigeants du secteur de la sécurité ou la mise en place d’unités spéciales de sécurité présidentielle pour faire contrepoids à l’armée sont des outils essentiels au succès de ces efforts extraconstitutionnels d’exercice de l’autorité.

« Pour que la démocratie puisse s’enraciner profondément dans le continent, le secteur de la sécurité doit être un partenaire consentant du processus de consolidation démocratique. »

Dans certains pays, le niveau d’une telle cooptation est significatif. Ces dernières années, l’usage de la force par les unités de sécurité contre des manifestants pacifiques en Éthiopie, en Ouganda, au Malawi, au Cameroun et ailleurs, en est un bon exemple. En Afrique, le fait que certains dirigeants du secteur de la sécurité soient prêts à tirer sur des civils non armés confirme bien que les militaires continuent d’estimer que leur devoir est de défendre le régime au pouvoir plutôt que la constitution. Cette attitude est contraire aux codes de conduite militaire de base et des normes démocratiques émergentes sur le continent. Les élections récentes et à venir en République démocratique du Congo, au Zimbabwe, au Sénégal, au Burkina Faso et au Kenya risquent de voir les dirigeants des armées et des forces de police de ces différents pays confrontés à des dilemmes similaires.

Même lorsque la gouvernance des civils est légitime et prédomine, les relations civilo-militaires restent tendues dans la plupart du continent. Étant donné sa dynamique institutionnelle, ses responsabilités et ses procédures standard uniques, l’armée peut trouver difficile de dialoguer avec le parlement, les organisations de la société civile et d’autres entités civiles. De même, les responsables civils africains, pour la plupart, ne disposent pas d’une bonne compréhension des questions et des institutions de sécurité. L’engagement productif, la coopération et le respect mutuel sont difficiles à atteindre, rendant courante la frustration .

En 2008 par exemple, le président du Sénat nigérian a expliqué lors d’une allocution à ses collègues législateurs que l’une des plus grandes menaces pour le pays était le manque de familiarité entre les agences civiles et militaires. En effet, celle ci exige un « processus constant et cohérent d’engagement dans le but de renforcer les travaux des agences de sécurité par rapport à la législature, surtout dans les domaines de l’appropriation, des réformes constitutionnelles, des fonctions de surveillance, de la politique étrangère et de la sécurité nationale »3. En bref, les dirigeants civils et militaires africains se connaissent à peine.

Malgré des progrès importants vers la démocratie depuis la fin de la guerre froide, l’influence des services de sécurité en Afrique continue d’éclipser celle du développement démocratique sur le continent. Les complications dûes aux excès des militaires ne se limitent pas seulement aux pays africains fragiles ou autocratiques, mais demeurent aussi un défi au sein des États les mieux gouvernés du continent. L’acceptation par l’armée de l’autorité civile, c’est à dire de la doctrine du contrôle civil, est une pièce qui continue de manquer au puzzle de la transition démocratique en Afrique. Pour que la démocratie puisse s’enraciner profondément sur le continent, le secteur de la sécurité doit être un partenaire consentant du processus de consolidation démocratique.

Inculquer une doctrine d’autorité civile et démocratique

La légitimité du secteur de la sécurité provient en fin de compte de l’autorité qui lui est conférée par des dirigeants civils démocratiquement élus conformément à l’État de droit. Ceci permet à son tour d’assurer que l’usage de la force, démonstration la plus autoritaire du pouvoir national, est perçu comme justifié et qu’il reçoit l’aval du grand public. C’est la reconnaissance du pouvoir de cette légitimité qui  sert de base à la doctrine du contrôle civil de l’armée.

Cependant, cette doctrine est généralement mal comprise et peu respectée en Afrique,4 conséquence de nombreux facteurs complexes, tels que les héritages coloniaux, la faiblesse des outils de surveillance et la corruption. En effet, les administrations coloniales ont souvent structuré et donné comme mandat aux forces de sécurité de protéger leurs administrations et ressources stratégiques, ainsi que de contrôler et réprimer les populations considérées comme des menaces au statu quo. Les reliques de ces structures et perspectives perdurent encore aujourd’hui en Afrique. En raison de la faiblesse continue de la gouvernance, les freins et les contrepoids visant à encadrer les agences du secteur public à leurs attributions officielles sont facilement enfreints. Comme les forces armées ont tendance à être relativement bien financées et qu’elles constituent souvent l’un des plus gros secteurs publics en Afrique, elles dépassent souvent les limites, sans grande opposition.

Il faut aussi souligner que ce ne sont pas toujours les dirigeants des forces armées qui tentent de prendre le pouvoir. De nombreux civils autoritaires utilisent les services de sécurité pour affaiblir l’opposition politique et protéger leur autorité et leurs réseaux préférentiels.

Le renforcement de la doctrine du contrôle civil de l’armée exige donc des réglages institutionnels de la part de l’armée et des autorités civiles, à commencer par l’alignement des forces fondamentales des deux camps, distinctes mais complémentaires. Quand elles utilisent la force ou de la menace de la force de manière constructive, des forces de sécurité disciplinées, peuvent influencer, gérer et maîtriser les événements avec pour objectif principal la protection de la sécurité nationale. Mais de telles actions ne seront crédibles que si elles sont perçues comme soutenant un leadership démocratique.

« Les forces armées et leurs actes sont jugés comme légitimes indirectement par le biais de leur déférence aux autorités civiles légitimes et aux structures de gouvernance civiles. »

En revanche, un gouvernement civil reçoit ses pouvoirs directement des mains des gouvernés, créant ainsi une autorité politique à même de gérer et de maintenir de manière plus efficace la sécurité et le développement économique et social. Les gouvernements légitimes sont par essence plus stables parce qu’ils disposent d’un soutien relativement plus important du public pour faire face aux problèmes internes, s’adapter au changement et piloter les conflits qui touchent le bien-être des individus et de la collectivité.5 De même, la coercition peut également être appliquée de manière plus crédible quand ce sont des civils démocratiquement élus qui décident d’utiliser de la force. Ainsi, les forces armées et leurs actes sont jugés comme légitimes indirectement par le biais de leur déférence aux autorités civiles légitimes et aux structures de gouvernance civiles.

De même, la doctrine du contrôle civil reconnaît que l’armée, en tant qu’agence publique spécialisée dont les rôles et responsabilités sont définis, est censée mettre en œuvre plutôt que formuler la politique de sécurité. L’armée ne constitue que l’un des instruments de renforcement de cette sécurité. La diplomatie, les politiques socioéconomiques et les divers outils de médiation peuvent influer sur les moteurs de tension et les différends. En outre, les questions stratégiques d’ordre général, telles que les décisions relatives aux déclarations de guerre, à la mise à terme de conflits et à l’achat d’armements sophistiqués, ont des impacts importants sur l’ensemble des citoyens. Des institutions et dirigeants civils légitimes sont mieux placés pour équilibrer l’application qui est faite de ces différents instruments et préoccupations que leurs homologues militaires.

Avantages du régime civil et dangers de la politisation

Différencier l’élaboration de la mise en œuvre des politiques génère des avantages pratiques pour les services de sécurité. Une ingérence excessive sans freins et contrepoids a tendance à amoindrir la capacité et le professionnalisme du secteur de la sécurité, de même que la stature de ses dirigeants. Le manque de légitimité force ainsi souvent les leaders autoritaires à se baser sur un recrutement d’ordre ethnique ou géographique pour maintenir un certain niveau d’allégeance, réduisant la préparation et l’efficacité des forces. L’armée servira plus souvent d’employeur de dernier recours, la rendant plus grande mais mal éduquée et mal formée. En Guinée-Bissau, par exemple, la proportion de soldats par rapport à la population totale est plus du double de la moyenne de l’Afrique de l’Ouest. Ses rangs pléthoriques manquent de discipline, son matériel obsolète est inutilisable et les dissensions interservices sont profondes.

En Côte d’Ivoire, le professionalisme du secteur de la sécurité a également diminué au cours des dix dernières années. En effet,  son personnel a triplé sous la présidence de Laurent Gbagbo puisqu’il distribuait constamment les ressources publiques afin d’acheter de groupes constitutifs clés. La politisation et la croissance progressive des services de sécurité ont fortement contribué à l’instabilité du pays, culminant dans des heurts mortels suite à  la défaite de Gbagbo aux élections présidentielles de novembre 2010. À cette occasion, les forces nationales de défense ont négligé leur devoir de faire respecter la constitution en le soutenant dans sa tentative de renverser les résultats des élections. Des milliers de personnes sont mortes avant que Gbagbo ne soit capturé. S’étant ainsi discrédités ainsi que leur profession, les dirigeants militaires n’étaient plus à même d’inspirer le respect de la population ou de remplir leur rôle au sein de la société. Les nouveaux dirigeants militaires du pays font donc désormais face à une intimidante tâche qui consiste à réformer et à réaligner des services de sécurité jadis grandement respectés en Afrique. Les armées africaines ne pourront éviter de tels sérieux revers qu’en s’adaptant et faisant respecter les réformes démocratiques qui s’étendent sur le continent.

Les gouvernements militaires et autoritaires tentent également d’acheter la loyauté de l’une des composantes des forces armées aux dépens des autres, pour mieux  asseoir l’autorité du régime. De telles décisions entraînent parfois des modifications budgétaires radicales pour favoriser une branche particulière de l’armée, pour ensuite faire demi-tour quelque temps plus tard.

Par exemple, la garde présidentielle togolaise reçoit un traitement préférentiel comparé à d’autres branches de l’armée ; composée en majorité de membres du groupe ethnique du parti au pouvoir, elle favorise ce groupe pour les promotions et les formation, i limitant ainsi les capacités de l’armée au sens large. Le ressentiment créé par de telles manœuvres a contribué à mutineries dans les forces armées depuis le début des années 90. Cependant, l’armée n’a toujours pas de force de réaction rapide appropriée, et la marine et l’armée de l’air, déjà plus petites , sont d’autant plus mises sur la touche. Enfin, la doctrine, la stratégie et les structures de défense manquent de clarté.6

En Éthiopie, une étude sur le processus budgétaire a montré que la centralisation des décisions concernant les dépenses donne lieu à des rivalités interservices accrues et à une répartition des ressources qui laisse à désirer.7 Au Kenya, en Ouganda et en Afrique du Sud, l’acquisition de matériel militaire défectueux ou trop cher aurait pu servir à cacher le détournements de fonds vers des campagnes politiques.8

Au Rwanda, les changements, promotions et rétrogradations fréquents parmi les responsables du secteur de la sécurité sont une sources d’incertitude et d’instabilité pour les officiers. Ainsi, en juillet 2011, le président Paul Kagamé a subitement annoncé le renvoi du directeur des services nationaux du renseignement pour le remplacer par un général de l’armée qui avait été assigné à résidence pendant l’essentiel de l’année 2010. De telles manipulations sapent le professionnalisme de l’armée. Par ailleurs,  le manque de cohérence restreint fortement la capacité des services de sécurité à moderniser ses structures, à faire des acquisitions stratégiques d’armes s et à se préparer à l’avenir.

« Des études sur les dépenses militaires et la corruption ont montré qu’une meilleure surveillance augmenterait les ressources de l’armée. »

Par conséquent, l’autorité civile doit elle aussi être soumise à des freins et contrepoids, le législatif jouant un rôle essentiel dans l’approbation des budgets de l’armée et des politiques de sécurité. Sans obligation de rendre des comptes, les décisions ont plus de chances d’être prises sur la base d’intérêts politiques, institutionnels ou personnels plutôt que sur un besoin réel des forces de sécurité de protéger le pays.

Des études sur les dépenses militaires et la corruption ont montré qu’une meilleure surveillance augmenterait les ressources de l’armée.9 En outre, une surveillance efficace permet aux citoyens et à la société civile de se faire entendre sur la politique de sécurité et sur la manière dont elle est mise en place. Du coup, des services de sécurité légitimes et dignes de confiance peuvent mieux coopérer avec les civils, les informer et dialoguer avec eux.

En bref, la doctrine du contrôle civil permet d’obtenir des avantages tangibles. Quand les décisions sont prises et les ressources affectées via un processus de gouvernance responsable et démocratique, l’intérêt national a plus de chances d’en être servi.

L’équilibre par le biais de la surveillance parlementaire

En Afrique, les parlements deviennent de plus en plus ouverts et réactifs vis-à-vis de leurs électeurs. Ils sont aussi et de plus en plus dans l’élaboration et l’approbation des lois. Cependant, la plupart doivent encore faire de la surveillance une activité centrale.

Même lorsque les parlements ont montré une certaine aptitude et capacité législatives, ils n’ont pas encore fait de la surveillance une priorité. Ainsi, au Ghana, environ 70 % des députés estiment que les résultats du Parlement en matière de surveillance sont médiocres. Parmi les commissions parlementaires, celles sur la défense et la sécurité ne sont pas très actives. Au Bénin, au Kenya, au Nigéria et en Ouganda, les parlementaires ne se concentrent rarement que sur les questions de sécurité nationale.10 La Commission parlementaire ghanéenne de la Défense et de l’Intérieur n’a soumis aucune proposition de loi entre 2007 et 2009.11

Les procédures d’audits de l’exécutif, du budget de l’armée et, de manière plus générale, du secteur de la sécurité sont également faibles. La République démocratique du Congo, le Nigéria, l’Angola, le Sénégal, le Niger, le Tchad et le Malawi, et plusieurs autres pays africains, figurent tous aux rangs le plus bas de l’indice de transparence budgétaire en matière de défense, en partie à cause d’audits irréguliers, incomplets ou inexistants,12 qui, lorsqu’ils sont publiés, ne contiennent aucune information sur les acquisitions de matériel militaire, jugées confidentielles.13 Cependant, des études ont montré que les budgets du secteur de la défense sont dépassés d’environ 20 % par an au Mali, au Ghana, en Éthiopie, au Kenya et àau Nigéria.14 Même si le Parlement passe en revue et approuve les budgets de l’armée de manière active, le contrôle ultérieur des dépenses, des acquisitions et de la performance restent essentiels.

Les Commissions des comptes publics sont une ’autre institution de surveillance particulièrement importante. Souvent présidées par un membre de l’opposition parlementaire pour en assurer l’intégrité, elles servent, dans les des systèmes parlementaires en particulier, de forums d’examen d’audits, à l’évaluation des dépenses publiques, à la  tenue d’audiences sur la mise en œuvre des politiques et, le cas échéant, à l’identification de mesures correctives.15

La Commission ghanéenne des comptes publics a ainsi activement exercé ses prérogatives d’enquête en organisant de nombreuses réunions publiques, certaines mêmes télévisées, parvenant à mettre à jour des instances de fraude et de détournements de fonds.16 La Commission des comptes publics du parlement rwandais a été quant à elle vitale pour les travaux de la Commission de la Défense et de l’Intérieur du pays. Bien que l’efficacité de ces commissions reste entravée par l’exécutif qui insiste pour classer divers documents secrets et qui poursuit ses manœuvres de manipulation, des cas de détournements de fonds ont été révélés et des rapports publiés par le contrôleur général du pays et des audiences tenues par la Commission ougandaise des comptes publics ont conduit à l’imposition de pénalités et de peines d’emprisonnement pour certains responsables publics.17

Les parlementaires, qui sont les yeux et les oreilles des citoyens, doivent s’assurer que les principes de bonne gouvernance et de l’État de droit s’appliquent aux forces de défense et de sécurité. La participation active du Parlement permet de faire la différence entre la surveillance civile et la surveillance démocratique. Un État auquel le contrôle parlementaire de son secteur de la sécurité fait défaut doit être qualifié au mieux de démocratie incomplète.

L’avenir

En Afrique, le contrôle civil démocratique du secteur de la sécurité a certes été inégal au cours des vingt dernières années de démocratisation sur le continent. Pourtant, les institutions de responsabilité ont pris de la vitesse.18 Pour avancer encore, l’Afrique devra poursuivre sur cette lancée.

Pour commencer, les commissions parlementaires doivent examiner plus attentivement les nominations aux postes de dirigeants du secteur de la sécurité présentées par l’exécutif. Donner un caractère officiel à ces processus de confirmation doit être une priorité dans les pays où le Parlement en est encore exclu. En effet, sans freins et contrepoids, ces nominations sont sujettes à la politisation.

Beaucoup de parlements ont l’autorité requise pour examiner ces nominations mais ils ne disposent pas du personnel législatif capable et disponible pour ce faire. Résoudre ce problème doit être une priorité. La société civile et les médias indépendants doivent également être encouragés à évaluer l’intégrité et les mérites des différents candidats sur la base de preuves tangibles, et à les partager ouvertement.

Le renforcement de l’examen de ces nominations permettra d’atteindre plusieurs objectifs, le plus important étant l’amélioration de la sécurité grâce à l’identification des candidats les plus qualifiés. Cela permettra également de signaler à l’ensemble de l’armée que les professionnels qualifiés seront récompensés. Par ailleurs, les dirigeants du secteur de la sécurité nommés au terme d’un processus plus responsable jouiront d’une crédibilité accrue et réduiront la vulnérabilité des forces armées à la manipulation par les politiques. L’examen par les parlementaires des nominations aux postes militaires de haut rang permettra également d’équilibrer la domination de l’exécutif en matière de sécurité nationale.

Par ailleurs, les parlementaires doivent réduire l’opacité budgétaire du financement du secteur de la sécurité et préciser les normes de classification des informations, lesquelles sont trop souvent utilisées de manière abusive pour empêcher  tout examen trop minutieux de ce secteur. La sécurité nationale est une priorité pour tous les États et mérite donc un soutien approprié. Par conséquent, les législateurs ne doivent pas se montrer réticents à l’idée de justifier de telles dépenses. En même temps, un bon nombre d’États africains devront rajuster leurs structures de force pour répondre aux défis actuels de sécurité, notamment en ce qui concerne l’examen du rôle des gardes présidentielles et de leur coût.

Pour ce faire, les parlementaires doivent développer leur expertise des questions relatives au secteur de la sécurité. Les dirigeants civils qui connaissent les nuances et les complexités de la stratégie militaire, de l’élaboration des politiques, du renseignement, de l’évaluation des menaces et d’autres aspects similaires de la sécurité nationale gagneront ainsi la confiance et le respect des dirigeants militaires, et pourront mieux juger des qualités des différentes options de politique de sécurité. En Afrique, de plus en plus d’instituts de recherche et d’organisations de la société civile se spécialisent sur les questions de sécurité. Les parlements africains devraient donc s’adresser à eux et parrainer la participation des parlementaires à leurs programmes et à leurs échanges.

Les partenaires internationaux quant à eux doivent élargir leur engagement pour dépasser en matière d’assistance à la sécurité les paradigmes de type « formation et équipement ».

Les ordres du jour législatifs doivent accorder davantage d’attention aux questions de sécurité nationale. Les membres des commissions de défense et de sécurité doivent organiser plus d’audiences publiques avec des experts et responsables de la sécurité sur des questions telles que les menaces émergentes, les relations civilo-militaires, les déploiements et les opérations, et les objectifs nationaux à long terme en matière de modernisation de l’armée, entre autres sujets. Les initiatives et réformes prometteuses qui se ressortent de ces audiences doivent ensuite informer les nouvelles propositions de loi soumises à l’attention de ces commissions. Les médiateurs, les commissions des comptes publics et les commissions spéciales se sont révélés comme essentiels pour la surveillance parlementaire et doivent donc recevoir des mandats et un financement plus importants.

Les Communautés économiques régionales (CER) africaines peuvent également jouer un rôle essentiel pour améliorer la surveillance démocratique des forces armées. Différents organes axés sur la sécurité, tels que le Comité des chefs d’état-major, le Conseil des sages et la Commission de défense et de sécurité de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest, ainsi que d’autres entités du même type au sein d’autres CER, constituent des forums intéressants pour l’identification de manières pratiques d’institutionnaliser les méthodes démocratiques dans le secteur de la sécurité. Par exemple, afin de mieux gérer les rôles des anciens officiers militaires dans la vie politique, ces commissions et conseils pourraient formuler des directives pour améliorer des déclarations de patrimoine des dirigeants militaires, ainsi que pour élaborer des moratoires concernant leur participation dans la vie politique, y compris en tant qu’élus, après leur départ en retraite.

Ces éléments, entre autres critères, pourraient même constituer la base d’un examen du secteur de sécurité par les pairs semblable au Mécanisme africain d’évaluation par les pairs, une initiative créée il y a dix ans dont l’objectif est de publier plusieurs évaluations en profondeur de toute une série d’indicateurs de gouvernance dans les pays africains.

De manière plus générale, les États d’Afrique doivent également ratifier la Charte africaine de la démocratie de l’UA. Une fois ratifiée par quinze des membres de l’organisation (nous en sommes actuellement à dix), elle pourra renforcer le cadre juridique visant à prévenir les mesures anticonstitutionnelles et les coups d’États rampants sur le continent.

Les partenaires internationaux doivent élargir leur engagement pour aller au delà des paradigmes d’assistance traditionnels de type « formation et équipement », de manière à répondre aux besoins opérationnels et se concentrer davantage sur la gouvernance et la responsabilité en général. De plus, les partenariats en matière de sécurité doivent favoriser les pays plus démocratiques pcar ils ont plus de chances de contribuer à la stabilité régionale. De même, l’apport d’assistance en matière de sécurité à des pays disposant de mécanismes de surveillance plus efficaces permettra de s’assurer de l’usage responsable des financements et des transferts de fonds.

En fin de compte, la consolidation de la démocratie nécessite des relations civilo-militaires positives et productives. Contrairement à la plupart des idées reçues, de tels changements peuvent bénéficier les civils comme les militaires. Il est difficile d’atteindre une surveillance démocratique des services de la sécurité, mais les avantages qui en découlent pour la sécurité régionale, nationale et humaine sont significatifs et de longue durée.

Dr. Mathurin C. Houngnikpo est professeur titulaire de la chaire des relations civilo-militaires au Centre d’études stratégiques de l’Afrique de la National Defense University.

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Notes

  1. James Karuhanga, « RDF Expects Over 15,000 Tonnes of Cassava Harvest », New Times (Rwanda), 29 mars 2011.
  2. Rafael Marques de Morais, « Angola: The Presidency—the Epicentre of Corruption », Pambazuka News, 5 août 2010.
  3. Stanley Nkwazema et Sufuyan Ojeifo, « Mark Lists Challenges of National Security », This Day (Nigéria), 20 août 2008.
  4. Mathurin C. Houngnikpo, Guarding the Guardians: Civil-Military Relations and Democratic Governance in Africa (Burlington, VT: Ashgate Publishing, 2010).
  5. Bruce M. Russett et John R. O’Neal, Triangulating Peace: Democracy, Interdependence, and International Organizations (New York: Norton, 2001).
  6. « Togo: Armed Forces », Jane’s Sentinel Security Review—West Africa, IHS Global Insight, 11 novembre 2011.
  7. « Ethiopia Defence Spending Irrational », South African Press Agency, 1er mai 2005.
  8. Ben Magahy, Dominic Scott, et Mark Pyman, Defence Corruption Risk In Sub-Saharan Africa: An Analysis of Data Relat-ing Corruption in Defence Establishments to Development Outcomes (Londres : Transparency International, 2009), 32.
  9. Ibid., 28.
  10. Joel D. Barkan, « Legislative Power in Emerging African Democracies », dans Legislative Power in Emerging African Democracies, éd. Joel D. Barkan (Boulder, CO : Lynne Rienner, 2009), 242.
  11. Sarah Brierley, « Ghana Country Report », Centre for Social Science Research, Université du Cap, 2010, 4.
  12. Mariya Gorbanova et Leah Wawro, The Tranparency of National Defence Budgets (Londres : Transparency International, 2011).
  13. Wuyi Omitoogun, « A Synthesis of Case Studies », dans Budgeting for the Military Sector in Africa: The Processes and Mechanisms of Control, éd. Wuyi Omitoogun et Eboe Hutchful (Londres : Oxford University Press, 2006), 250–251.
  14. Magahy, Scott et Pyman, 21.
  15. Nthabiseng Ngozwana, « Good Practice Guide for Public Accounts Committees in SADC », Commission des comptes publics de la Communauté de développement de l’Afrique australe, août 2009.
  16. Staffan I. Lindberg en collaboration avec Yongmei Zhou, « Co-optation Despite Democratization in Ghana », dans Legislative Power in Emerging African Democracies, 158.
  17. « Country Report—Uganda », Countries at the Crossroads 2006 (Washington, DC : Freedom House, 2006).
  18. Joseph Siegle et al, « L’Afrique et le printemps arabe : une nouvelle ère d’attentes démocratiques », Centre des études stratégiques de l’Afrique (CESA), Rapport spécial no 1 (Washington, DC : CESA, novembre 2011).

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